Une Perte de Temps recherché

UNE PERTE DE TEMPS RECHERCHÉ
Un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes
on ne peut plus lire les noms effacés.

MARCEL PROUST

he composed…pages by the light of…trouble
TOM PHILLIPS


PREMIÈRE PARTIE
Gommer la Recherche


Depuis quelque temps, j’efface l’œuvre de Marcel Proust. C’est un travail quotidien, obsessionnel, minutieux. Une entreprise absurde, c’est vrai. Une pure perte de temps.

Jour après jour, phrase par phrase, je gomme À la recherche du temps perdu, ou, plus exactement, les pages d’une série d’exemplaires de l’illustre « septuor » publié dans la collection blanche de Gallimard. À la recherche du temps perdu se compose de sept parties principales auxquelles correspondent, aux éditions et dans la collection qui m’intéresse, autant de tomes. Pour des raisons qui m’échappent, j’ai d’abord commencé par effacer la fin du roman, remontant depuis son terme le fil du Temps retrouvé, mais je m’applique désormais à gommer simultanément le premier volume, Du côté de chez Swann. Peut-être un jour les « deux côtés » de l’œuvre se rejoindront-ils.

Je creuse dans l’épaisseur du papier, littéralement, je lui retire de son grammage. J’use volontairement les feuilles, recto verso. Je les abîme, les rends fragiles. À tel point que celles-ci souvent se froissent, se fendent, se trouent, se déchirent, laissant alors transparaître, dans de subtils palimpsestes, les pages suivantes ou précédentes. Sous les frottements répétés du côté bleu de mes gommes (de marque Lyra, à ma connaissance la seule gomme qui efface bien l’encre… [1]), le texte imprimé disparaît, la plupart des mots deviennent illisibles (certains résistent néanmoins ou disons que j’en préserve quelques uns) et, lorsque j’estime avoir atteint le bon degré d’effacement, je tourne la page.

Comme dans le roman d’Anne Garréta, qui, se prenant à rêver d’un roman décharné jusqu’à l’os, rongé jusqu’à la moelle…, s’applique elle aussi, mais pour d’autres raisons et de manière différente (et puis c’est une fiction !), à élaguer, si l’on peut dire, le récit proustien, un processus de décomposition est à l’œuvre :

Le texte tuteur ne cesse de se sculpter, de se denteler, de se travailler en forme de ruine– éternelle, plus éternelle : ce n’est pas l’oubli qui le corrode, ce n’est pas la fatigue des lecteurs ou leur paresse qui le fait se creuser et s’abandonner, c’est la mort, cette main invisible du Temps, qui le décompose. [2]

Cette main invisible du Temps, aurais-je eu soudain la prétention de l’incarner ? Cela dit, je ne fais qu’accélérer un phénomène d’usure auquel inévitablement l’ensemble des corps matériels –pauvres supports physiques !– sont soumis. Ô Temps, consumateur de toute chose ! Ô vieillesse envieuse, par quoi toute chose est consumée. [3]

Le Temps qui passe, irréversible torrent où tourbillonnent, furieuses, les voies mélancoliques d’un éternel chant de ruines… L’architecture proustienne, temple de la mémoire intime, donc universelle, trouve en sa déconstruction métaphorique l’expression d’une mise en abîme singulière. Au fur et à mesure qu’il se détériore, le livre que je ruine acquiert une autre valeur, authentique, précieuse et rare, celle des choses anciennes et, peut-être, des œuvres d’art.

Encore convient-il, avant de se mettre à gommer la Recherche, de rechercher la gomme adéquate. Une gomme qui efface l’encre, certes, mais encore ? Et nous voilà soudain plongés dans la peau du détective Wallas, héros d’un livre de Robbe-Grillet, à la recherche d’une gomme bien précise…une gomme…

Quel genre de gomme ? C’est là justement toute l’histoire (…) : une gomme douce, légère, friable, que l’écrasement ne déforme pas mais réduit en poussière ; une gomme qui se sectionne avec facilité et dont la cassure est brillante et lisse, comme une coquille de nacre. [4]

Enfin, à peu près…

Car il faut préciser que je garde précautionneusement les sciures, les miettes, les résidus de gomme, cette substance poudreuse dans laquelle, ça et là, sont venus se placer quelques fragments de papier, quelques bribes de texte (in)volontairement arrachées. Et il me plaît de penser que les mots disparus, un à un, se sont désintégrés, puis mélangés aux restes, dispersés dans les débris, peut-être enroulés autour des fins petits copeaux, qui sait, comme réfugiés au cœur d’une précieuse poussière d’un gris bleuté. J’y vois une sorte d’essence, un pollen poétique, à la fois colte et semence  ; aussi pour le moment choisirai-je de nommer ce pigment « rémence ».


DEUXIÈME PARTIE
Du Temps perdu


Le « temps perdu », à la recherche duquel Proust s’engage puis qu’au cours de sa quête il retrouve, d’abord de façon fortuite et fugitive, par le biais du souvenir involontaire puis, finalement, à travers l’art et la création –en l’occurrence la littérature– c’est le temps passé, certes, mais c’est aussi et peut-être surtout ce temps qui n’est pas « pleinement vécu », qu’on gaspille et qu’il s’agit justement de « rattraper » ; le temps gâché.

L’ennui, l’attente passive, la frivolité des plaisirs et des jours, l’insignifiance de certaines rencontres comme la futilité des distractions, le quotidien chaotique des affects primaires, des passions incontrôlables… autant de raisons de voir s’écouler les heures d’une journée avec, parfois, l’impression désagréable de trouver le temps long alors que la vie est relativement courte.

Or on dit que rien n’est plus précieux que le temps, que celui-ci nous appartient et qu’il convient d’en faire bon usage. Pour ma part, je cherche l’art et la manière de matérialiser le « temps perdu » (au sens propre comme au figuré) et l’effacement de l’œuvre proustienne m’est apparue comme la « meilleure » manière de perdre mon temps. L’acte est étrange, inutile, l’idée absurde, le projet complètement fou. S’évertuer à gommer un ouvrage d’environ trois mille pages, voilà qui représente un effort apparemment insensé, un emploi pour le moins douteux de son temps. Car ce sont des jours et des jours de travail, pour ne pas dire des mois ou des années ; des heures perdues ?

Oui, plus que jamais, au regard d’une société dite de consommation où « le temps c’est de l’argent » (c’est dire à quel point il serait regrettable d’en perdre), système capitaliste où il est pourtant de rigueur de consacrer son temps libre aux émissions lobotomisantes ou aux achats compulsifs par exemple. Non, dans la mesure où ce geste incongru peut aussi être perçu comme l’occasion d’une recherche particulière, originale. Une réflexion active sur la notion, ô combien actuelle, d’emploi du temps.

Cette entreprise comporte à l’évidence une part non négligeable d’abnégation à laquelle vient s’ajouter, en l’occurrence, une sorte d’ironie mélancolique. Cela dit je ne consacre pas, du moins pour l’instant, la totalité de mon temps à mon projet d’effacement. Au rythme d’une page par jour au minimum (ce qui représente environ une heure de travail « intensif », le protocole voulant désormais que toute journée passée sans gommer corresponde irrémédiablement à une page demeurant intacte et ce sans « rattrapage » possible), la rigueur que je m’impose régulièrement, systématiquement, relève plutôt d’un simple acte de présence dont la ponctualité traduit l’expression d’un geste nécessaire mais non suffisant.

En effet le gommage d’À la recherche du temps perdu constitue, en soi, une démarche relativement minimale, essentielle et constante, autour de laquelle doit s’organiser une pratique artistique variée susceptible de lui donner corps ou, si l’on veut, de l’étoffer. Livres, textes, dessins, photographies, installations, expositions, tous les moyens sont bons pour traduire l’inépuisable richesse de ce qu’il convient d’appeler, en toute modestie, une idée.

Prendre le temps d’en perdre, ne serait-ce qu’un petit peu. Telle serait, si l’on veut, la devise de mon œuvre « in progress ». Car finalement, et c’est une des leçons de la Recherche proustienne, ne faut-il pas perdre son temps pour pouvoir, un jour peut-être, le retrouver ?


TROISIÈME PARTIE
Ommage…


Un livre n’est jamais qu’une succession de feuilles reliées, rarement vierges, dont chacune contient généralement un fragment de texte, manuscrit ou imprimé, lui-même constitué de phrases, autrement dit d’un agencement de mots, lesquels consistent eux-mêmes en une combinaison de lettres.

Juxtaposés, en un certain ordre assemblés, les mots traduisent la pensée d’un écrivain dont ils sont présumés transcrire clairement l’esprit –ou l’âme– cette grande nuit impénétrée et décourageante [5] dans le silence de laquelle vibre toutefois, sourde et lointaine, cette musique confuse [6] dont chaque « note », chaque « petite phrase » qu’il exhume, serait –rien n’est moins sûr– comme un morceau de son rythme insaisissable et délicieux [7].

Aussi ce calme profond où la pensée choisit les mots où elle se reflétera tout entière [8] habite-t-il un monde intérieur, un pays spirituel peuplé de visions qui resterait, selon Proust, l’éternel secret de chacun d’entre nous s’il n’y avait précisément l’art, au fond. L’art, autrement dit le style.

Du roman que j’épuise, donc, c’est tout un corps –celui du texte inscrit à l’encre sur le papier– qui s’estompe sous les coups de gomme.

Iconoclasme ? On peut le dire, avec précaution, bien que « scriptoclasme » paraisse ici plus approprié. Cela dit, du grand cimetière que serait ce livre je ne saccage pas ou, selon un terme cher à Proust, ne profane en rien ses tombes –Céline aussi compare la page à une pierre tombale…– victimes d’une érosion artificielle, minutieusement ravagées, sur la plupart desquelles, à la lettre, on ne peut plus lire les noms effacés. Non, mon geste n’a rien d’un acte vandale. Ou alors d’un vandalisme raffiné, plein d’un profond respect envers l’ouvrage outragé.

Délicat sacrilège d’un attentat à la gomme à travers lequel je revendique pourtant, sinon un art, du moins un acte de résistance.

Abîmer la Recherche… Lentement, s’en défaire. Résister à l’emprise du maître tout en lui vouant une sorte de culte… Un sacrifice scrupuleux. Tuer le père, n’est-ce pas ? Faire table-rase… Gommage… en montrant ma gratitude… Hommage. Ainsi l’hommage procède du dommage et le dommage de l’hommage… Paradoxe.

Proust, arrivé au sommet d’une ascension vertigineuse :

On ne peut refaire ce qu’on aime qu’en le renonçant [9]

Lui qui, au grand jour, pasticha quelque temps ses premières amours, ses pairs, a fini par découvrir, seul, mourant, dans le cloître d’une chambre-sarcophage et le silence de la nuit, déterminé à ranimer le temps disparu, son style. La « phrase-fleuve », méandreuse, dira-t-on, dont le courant tumultueux emporte son lecteur vers l’abysse intime de ses propres profondeurs. C’est ce Nil que patiemment je vide –j’évide–, y puisant tous les jours l’élixir d’un Léthé.

Encore l’œuvre proustienne ne se limite-t-elle bien évidemment pas aux seuls volumes que j’ai choisi d’effacer. Car il existe une différence radicale entre la volonté, vile, odieuse, humaine, de détruire –pensons notamment aux sinistres périodes de l’histoire durant lesquelles on brûlait tous les livres– et le fait, absolument vain, de sculpter à la gomme les pages d’une des multiples occurrences d’un ouvrage destiné à être reproduit et tiré à des millions d’exemplaires. Dans un cas il est question de mettre en péril l’existence même d’un objet avec le seul but de l’anéantir, dans l’autre, au contraire, il s’agit de conférer à quelque chose de commun une valeur particulière. Car le gommage du roman proustien revient exactement à transformer une simple réplique en une relique singulière.

Seulement voilà, et je terminerai sur ce point (lequel au demeurant est un point de départ), mon projet ne consiste pas uniquement à réaliser ce qu’en termes techniques on appelle, fort confusément du reste, un « livre-objet » lequel appartiendrait exclusivement à la famille des arts dits plastiques, affichant la qualité de sa fabrication manuelle et sa prestigieuse unicité comme les signes extérieurs d’une richesse dont l’industrie de la reproduction aurait privé l’œuvre d’art.

J’ambitionne aussi de créer, à partir de ma « version originale », un produit de série qui soit de premier ordre [10], comme dit Ruscha, définissant ainsi le non moins mal nommé « livre d’artiste » (comme si le grand-œuvre de Proust n’était pas un livre d’artiste…) –dont celui de Tom Phillips par exemple représente selon moi une référence paradigmatique [11]– à savoir un ouvrage initialement conçu pour être reproduit et dont chaque reproduction n’en est pas moins une œuvre véritable, originale quoique multipliée. Originale parce que multipliée.

Ambiguïté du processus : je commence par transfigurer un banal exemplaire en un objet original –sous cet angle la réplique précède l’original– lui-même destiné à être reproduit en de multiples versions imprimées, lesquelles procèdent alors du livre « original ». Histoire de neutraliser la pseudo dichotomie original/multiple, les deux « côtés » de l’œuvre empiétant constamment l’un sur l’autre au sein de ma démarche. Relation dialectique entre la reproductibilité de « l’un » et la singularité du « multiple » qui, par delà le rapport d’opposition, suppose une suppléance réciproque des plus fécondes.

Ma production se situe donc au croisement de deux mondes dont rien à l’origine ne pouvait laisser présager la rencontre, un peu comme lorsque le noble « côté de Guermantes » épouse celui, relativement vulgaire, de « chez Swann » dans Le Temps retrouvé.

Indissociables, donc, comme les deux faces d’une seule et même feuille. D’un côté, le livre unique, rare et précieux, plein d’aura pour le bibliophile collectionneur, le fétichiste –je rêverais pour ma part de posséder ne serait-ce qu’une miette des « paperoles » de Proust, ces fameux cahiers rongés comme le bois où l’insecte s’est mis, au fil du temps détruits puis scrupuleusement arrangés, recollés, rapiécés, raccommodés par la bonne Françoise (Céleste) :

C’est tout mité, regardez, c’est malheureux, voilà un bout de page qui n’est plus qu’une dentelle [12]

Frêle comme une feuille d’or, fragile comme la grêle, d’une légèreté arachnéenne, presque impalpable…comme une page sinistrée, après le passage gommeux, immaculée par l’absence des lettres volées…

De l’autre côté, celui de Gutenberg disons, on voit se profiler l’horizon des possibilités qu’offre la reproduction photomécanique (aujourd’hui facilitée par l’offset) d’un livre susceptible d’être tiré à beaucoup d’exemplaires, voire édité, pourquoi pas, comme la Recherche chez Gallimard.

Car par delà le plaisir de pouvoir palper l’incarnation de [sa] pensée en ces milliers de feuilles [13], c’est son ubiquité, désormais nécessaire, qui fascina Proust lors de sa première publication dans le Figaro :

Ce que je tiens dans ma main, ce n’est pas seulement ma pensée vraie, c’est, recevant cette pensée, des milliers d’attentions éveillées [14]
À croire que, d’un côté comme de l’autre, un livre n’est décidément jamais qu’une succession de feuilles reliées…

Jamais.

Notes

[1Cf. : James JOYCE, Ulysse, tr. fr., Paris, Gallimard, 1957, p. 238. « Impossible de les dégommer. Quoi ? Nos enveloppes. Ohé Jones, où allez-vous ? Peux pas m’arrêter, Robinson, je cours acheter la seule gomme qui efface bien l’encre, la gomme Héphas, chez Hely et Cle, 85 Dame Street. » C’était vers 1922, au moment où Proust rendait l’âme, comme on dit.

[2Anne F. GARRÉTA, La Décomposition, Paris, Grasset et Fasquelle, 1999, p. 224.

[3Léonard De VINCI, Les Carnets de Léonard de Vinci, tr. fr., Paris, Gallimard, 1942, p.64.

[4Alain ROBBE-GRILLET, Les Gommes, Paris, Minuit, 1953, p. 132.

[5Marcel PROUST, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard.

[6Id., Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954, p.307.

[7Id. Ibid. p.301.

[8Id. Ibid.

[9Marcel PROUST, Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, p.348. Cette faute grammaticale est-elle volontaire ? En effet, on ne renonce pas quelqu’un ou quelque chose mais à quelqu’un ou à quelque chose et la formulation correcte serait donc plutôt : « on ne peut refaire ce qu’on aime qu’en y renonçant ». Ne me suffit-il pas de gommer Marcel Proust, faut-il encore que je corrige ses erreurs de syntaxe ?

[10Edward RUSCHA cité in Anne MŒGLIN-DELCROIX, Sur le livre d’artiste, articles et écrits de circonstance (1981-2005), Marseille, Le Mot et le reste, 2006, p. 138.

[11Cf. : Tom PHILLIPS, A Humument, aTreated Victorian Novel, 1980, Londres, Thames & Hudson, 2005.

[12Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, « Le Temps retrouvé », Paris, Gallimard, p. 339.

[13Marcel PROUST, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954, p.90-91.

[14Id. Ibid. p. 86.

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