(ERASED PROUST WRITING)
Un livre est un grand cimetière
où sur la plupart des tombes
on ne peut plus lire les noms effacés.
MARCEL PROUST
Longtemps, j’ai gommé l’œuvre de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. J’ai effacé ce livre, littéralement, à coups de gomme à encre, ruiné ce monument littéraire à mesure d’une page par jour durant dix ans. Entreprise au long cours, travail rigoureux, obsession absurde, pure perte de temps.
Tout a commencé lors d’un voyage en Inde, suite à la lecture initiatique de cette œuvre magistrale. Sous le soleil de Goa, à l’ombre d’un immense palmier sur une plage paradisiaque, je suis arrivé à la fin du Temps retrouvé, dernier des sept tomes de ce roman. J’ai alors éprouvé le vertige de la mise en abîme qui caractérise la conclusion proustienne au terme de son épopée. Ce texte engage une expérience vécue. Ce jour là, spontanément, j’ai fait disparaître avec une gomme abrasive l’ultime phrase du récit. Geste dérisoire, pulsion insensée –désir inconscient d’en suspendre la chute ?– mon gommage de Proust a débuté instinctivement, dans l’indifférence de l’art, sans comprendre pourquoi ni comment cet ouvrage devrait disparaître. J’étais loin d’imaginer qu’une démarche artistique assez conceptuelle allait bientôt naître sur la ruine du « grand cimetière » proustien à travers le rituel de mon effacement quotidien, mais l’acte inaugural venait d’avoir lieu de manière imprévue à l’intérieur de mon petit livre de poche, au bord de l’océan indien. Aurais-je été guidé par cette divinité hindoue notamment vénérée pour son pouvoir de destruction créatrice ? Qui sait, j’étais peut-être sous l’influence de Shiva.
De retour en France, étudiant en arts plastiques au Palais Universitaire de la ville de Strasbourg, j’ai voulu poursuivre ce geste étrange là où il s’était arrêté, avec l’ambition folle d’effacer intégralement la Recherche… J’ai testé plusieurs types de gommes à encre pour choisir un produit de bonne qualité, dont la substance ductile censée supprimer les impressions indélébiles s’effriterait au contact du texte en une fine poudre d’un gris bleuté. Je me suis par ailleurs procuré un nouvel exemplaire du livre de Proust, cette fois-ci dans la « collection blanche » de Gallimard dont l’édition présentait le double avantage de préserver strictement l’écrit de toutes notes para ou péritextuelles étrangères au propos de l’auteur, et de fournir un papier d’impression dont l’épaisseur permettrait a priori un ponçage recto verso. Durant des mois, j’ai gratté, frotté, érodé la surface imprimée des feuilles en reprenant par la fin du dernier tome, remontant progressivement le fil de l’histoire, tournant les pages du volume à rebours, évoluant gomme en main dans le sens inverse du Temps retrouvé. Les premières séances d’effacement furent laborieuses et psychologiquement éprouvantes. En témoigne le papier froissé, fendu, déchiré des premières pages ravagées par un gommage maladroit, brutal, péniblement perpétré dans la violente incompréhension du geste. Je m’acharnais parfois de longues heures à dévaster le texte avant d’arrêter, physiquement épuisé, accablé par l’absurdité d’un tel emploi du temps, mentalement découragé par la perspective de l’effort démesuré à fournir pour arriver à mes fins. Trois mille pages, tout de même, ce n’est pas rien… Il pouvait alors se passer des jours, voire des semaines sans gommer puis, vaguement conscient de manquer, selon les termes de Proust, « un rendez-vous urgent avec moi-même », je me remettais soudain à la tâche, de nouveau motivé par l’intuition à la fois trouble et intense d’une forme de nécessité intérieure. Cette alternance de phases d’enthousiasme et de profond désarroi a caractérisé l’errance de la première période d’une procédure de gommage encore anarchique, intermittente. J’avais besoin d’une méthode.
En quittant Strasbourg pour revenir habiter Paris, ma ville natale, un ensemble de règles s’est progressivement imposé afin de déterminer l’art et la manière de mener à bien mon dessein. La stricte observance d’un protocole s’avéra absolument nécessaire pour passer de l’obscurité d’une gesticulation obsessionnelle quelque peu pathologique à la lumière d’une activité réfléchie, fondée sur le principe d’une démarche assumée, ironique et sereine. En quelque temps, le geste chaotique s’est transformé en un système d’effacement de mieux en mieux maîtrisé. À partir de ce moment, signe d’un renouveau, j’ai décidé de reprendre mon gommage par le début du premier tome de la Recherche proustienne, Du côté de chez Swann, et de progresser ainsi dans le bon sens de la lecture selon un rythme dorénavant défini. Contrainte essentielle, choix capital, l’œuvre de Proust devait désormais disparaître à mesure d’une page par jour, ni plus ni moins, suivant une loi de progression scrupuleusement quotidienne dont les Date paintings de l’artiste On Kawara incarnent depuis 1966 une référence paradigmatique. Mon engagement stipulait même qu’un jour sans effacement impliquerait inévitablement, par souci d’honnêteté, sanctionnant une absence manifeste de ma part dans le processus inéluctable, la sauvegarde inaltérée de la page qui aurait dû être gommée ce jour-là, dans le livre soumis à l’érosion régulière. Et ce dispositif s’est peu à peu affiné, par exemple, à partir du second tome de la Recherche, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, en décrétant que, lors de mes déplacements de courte durée, mes gommages feraient l’objet d’un traitement particulier consistant à effacer les pages concernées dans un second jeu d’exemplaires identique au premier ; sortes de livres de voyage d’où les feuilles gommées seraient systématiquement détachées puis enveloppées à la fin du séjour pour être postées depuis le lieu de villégiature à l’adresse de quelque collectionneur ou à mon propre domicile, comme d’authentiques fragments spatio-temporels s’inscrivant rigoureusement dans la logique de mon effacement à long terme. Libre à chaque destinataire d’ouvrir la lettre pour découvrir son message ou de la garder close afin d’en préserver le mystère.
L’exercice devenu quotidien du gommage –ascèse matinale– relevait d’un rituel iconoclaste ou, plus exactement, scriptoclaste. Dans l’idéal, seule l’encre imprimée des mots devrait s’épuiser sous le passage abrasif du côté bleu de la gomme. Mais, fonctionnant tel une pierre-ponce, l’ustensile fragilisait obligatoirement le support du papier qui, selon la texture, résistait plus ou moins aux singulières caresses dont l’incessant va-et-vient, malgré l’expérience et l’application, blessait parfois la feuille. Cependant, le résultat qui traduisait au début la nervosité d’un jeune gommeur tourmenté devint au fil du temps l’expression d’un frôlement délicat toujours plus tendre à l’égard de la page effleurée. En polissant le texte, son inscription pâlissait, tel un corps évanescent, enseveli, dont l’impression s’estompe, lentement, comme un souvenir. Estomper signifie adoucir, voiler, fondre une forme dans le vague d’une ombre légère. C’est un terme que les dessinateurs connaissent bien, à l’origine une technique de fusain pour atténuer le contour d’une figure, laquelle continue néanmoins de transparaître, imprécise, vaporeuse, devinée. En l’occurrence, l’estompage d’un livre réclame un geste minutieux et, paradoxalement, le respect du texte endommagé. C’est là l’ambiguïté fondamentale d’un culte sacrilège qui, au même titre que l’idée dialectique d’une démolition constructrice, suppose en l’occurrence de sacraliser l’œuvre d’un auteur en la profanant. Ambivalence d’un hommage rendu à travers le gommage. D’où le titre générique de mon aventure : ommage.
Un double sacrifice a eu lieu, à la fois symbolique et concret. D’un côté, dimension sacrificielle du temps perdu, de toutes ces heures consacrées à gommer, mon travail de longue haleine représente un don de soi qui, à l’instar du work in progress radical de feu Roman Opalka, constitue comme un enregistrement chronique supposé « sculpter le temps ». Mais, contrairement au grand-œuvre intitulé 1965- dont l’achèvement devait fatalement coïncider avec la mort de l’artiste franco polonais, l’aboutissement de mon programme d’effacement pouvait être daté à l’avance avec exactitude. Sans constituer l’œuvre d’une vie, mon ommage s’est néanmoins étalé sur une durée non négligeable –une dizaine d’années– et suppose en tant que tel une expérience transitoire, un long passage dans le temps, comme une lente initiation, manière équivoque de rester contre Proust, « tout contre », au contact de l’auteur tout en m’en détachant. Car, d’un autre côté, à travers cette façon particulière de « tuer le temps », il s’agissait probablement de « tuer le père », en sacrifiant l’ouvrage du maître dont la Recherche fut consciencieusement désintégrée. Appropriation par table rase comme lorsque Robert Rauchenberg gomme un dessin de Willem De-Kooning en 1953 (Erased De-Kooning drawing), à la différence essentielle que l’artiste américain efface une pièce unique, tandis que l’écriture de Proust gommée concerne l’effacement d’un simple exemplaire du livre et certainement pas d’un authentique manuscrit, « paperolle » proustienne, ni même d’une précieuse édition. Douée d’ubiquité, l’existence d’un texte ne se réduit pas à l’intégrité physique des multiples volumes matériels où la pensée de l’auteur s’incarne. À l’écart de toute bibliophilie, chaque exemplaire d’une parution nouvelle contient l’œuvre en substance. Aussi, la mise en péril d’une série d’ouvrages, sans valeur d’unicité ni même de rareté, ne saurait-elle anéantir le contenu spirituel de l’écrit littéraire. Et pourtant, l’effacement du texte porte atteinte à l’œuvre tout entière.
Sur le mode du readymade duchampien où « la copie précède l’original », on peut dire en l’occurrence que la relique procède de la réplique. L’unique émane du multiple dans la mesure où l’intervention manuelle du gommage transforme une banale reproduction industrielle en œuvre originale. Tome méticuleusement abîmé, volume effacé, « livre-objet » dont résulte ensuite une série de « livres d’artiste » à tirage plus ou moins limité. Ommage à la Recherche du temps perdu, le fait de rééditer chapitre par chapitre l’œuvre de Proust dans sa version estompée a véritablement permis de diffuser le contenu de ma recherche personnelle auprès d’un public potentiel, et peu à peu, de donner à une action principalement secrète et solitaire le mode d’existence d’une pratique artistique reconnue en termes de réception esthétique, intellectuelle, critique, institutionnelle, via ce que Walter Benjamin nomme dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, la « valeur d’exposition ». Du reste, les éditions de la Recherche effacée offrent aussi, au delà de la perception visuelle, une lecture possible de mon gommage singulier, car, chose remarquable, sur les pages du livre estompé des morceaux de texte ont résisté. Tout n’est pas perdu. Demeurent encore, ça et là, rescapés du dommage, comme épargnés dans les décombres d’une littérature abolie, quelques lettres, syllabes, mots épars, bribes de phrases, lambeaux d’écriture formant dans l’ensemble les vestiges littéraires d’une architecture pulvérisée.
Les reprographies des pages gommées n’ont pas l’aspect diaphane des estompages originaux, lesquels possèdent une profondeur de palimpseste dont la dimension à la fois tactile et sculpturale échappe à la reproductibilité. Sur ces images, le rendu contrasté des fragments typographiques évoque plutôt la métaphore d’un vaste champ de ruine. Mise en abyme du monument proustien, lieu de mémoire universellement intime, où chaque souvenir, éclat surgi d’un monde oublié, suggère l’existence d’un univers fantôme. Libérés de l’enchaînement syntaxique, les signes linguistiques demeurant lisibles parmi les miettes graphiques purement visibles, gagnent en résonnance, selon un phénomène relativement mallarméen, au milieu du vide alentour. Mis en évidence au regard des manques et lacunes, rendus d’autant plus présents par l’absence du reste, les quelques mots miraculés acquièrent ou, plus exactement, retrouvent sur la page estompée une réalité physique que la lecture habituelle escamote pour privilégier automatiquement la virtualité du sens. Dans une rencontre dialectique entre langage et image, révélant le caractère matériel et plastique de l’écrit, ce corps sensible du texte qui apparaît paradoxalement en disparaissant, constitue comme un dessin des Lettres rendu visible à travers le sillage de la gomme scriptoclaste. J’ai découvert en gommant que l’effacement était une forme d’écriture singulière tandis qu’écrire, comme l’exprime clairement Gilles Deleuze en 1981, écrire au sens de Proust, de Mallarmé et de tant d’écrivains, cela revient fondamentalement à effacer, supprimer –gommer.
Du reste, je n’ai jamais cherché à recréer consciemment une sorte de poème « volontaire » à travers le champ ruiné de la page proustienne. C’eût été, il me semble, une grossière erreur. Mais, sans être prédéfinie, la permanence des mots épargnés ne saurait être aléatoire, leur élection « involontaire » dépend de choix spontanés. Durant le gommage, les mots font l’objet de rencontres fortuites et leur manière de résonner hic et nunc dans l’esprit du gommeur détermine leur degré de résistance ou d’anéantissement. Mélange de hasard et de subjectivité dont le concept de « désécriture automatique » traduit assez bien l’idée. Contrairement au principe de composition poético-picturale qui semble a priori prévaloir chez Tom Phillips dans son célèbre travail de réappropriation artistique d’un ouvrage littéraire (A Humument, 1966), mon écriture impulsive par suppression constitue plutôt, à l’image des télégrammes sur lesquels On Kawara écrivait simplement « I am still alive », un certificat d’existence, l’empreinte réitérée d’un acte de présence qui, dans mon cas, au regard du champ lexical où s’individualise chaque « détail », se caractérise par le reflet circonstanciel et provisoire de certains états d’âme. Or, au fil des pages et du temps, le sens des mots survivants tend manifestement à s’abstraire du moule de la narration proustienne pour traduire une réflexion en acte de l’effacement sur lui-même.
L’art du gommage scriptoclaste se découvre dans les traces que génère son action. Autour d’un geste minimal, habituel, plongeant ses racines dans l’obscurité d’une impulsion absurde, s’est développée une démarche à la fois sensuelle et conceptuelle ayant puisé dans un livre son matériau privilégié. En résulte une production variée composée d’éditions de livres d’artistes, d’essais littéraires, d’images photographiques… On y trouve même, accompagnant les différentes parutions du texte dans sa version ruinée, un enregistrement sonore du gommage permettant de prendre la mesure du temps perdu à effacer, ainsi qu’un manuel illustré à l’attention de quiconque souhaiterait apprendre à estomper correctement les pages d’un livre avec une gomme à encre. Il reste aussi un ensemble de lettres renfermant des pages gommées ailleurs, auxquelles correspondent autant de petits flacons rigoureusement étiquetés contenant une mystérieuse poudre bleue à l’intérieur. Témoignent enfin, soigneusement préservés, silencieux et indifférents comme les reliques sacrées d’un culte funéraire, une série de sept « Tombes » mélancoliques et des « Monts » de poussière.
Chemin faisant, j’ai traversé toute la Recherche de Proust jusqu’à l’endroit exact où j’avais suspendu la première période de mon gommage obsessionnel, lequel avait commencé par la fin du dernier tome pour reprendre ensuite à partir du début. Mon ommage devait s’achever ainsi, en retrouvant le temps perdu, dans l’éternel retour d’un présent qui rejoint le passé.