Au pays parfumé de l’île Maurice, sur les pas de Charles Baudelaire (août 2015)

AU PAYS PARFUMÉ

C’est là qu’il a vécu… Dans les voluptés calmes... au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs... et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs…

Le 9 juin 1841, Charles Baudelaire embarque sur le Paquebot des Mers de Sud à destination de Calcutta. Il a vingt ans et mène à Paris une vie de débauche, il est couvert de dettes. Voulant l’éloigner du gouffre parisien, son beau-père, le général Jacques Aupick, l’oblige à partir en bateau faire un long voyage aux Indes. Chemin faisant, sur la mer odorante et vagabonde... aux flots bleus et bruns, une tempête démentielle brise un mât près du Cap de Bonne Espérance. Le navire ayant de peu évité le naufrage accoste le 1er septembre à l’île Maurice dans un port rempli de voiles et de mats... Un port retentissant où l’âme peut boire… à grands flots le parfum, le son et la couleur… Le jeune homme y séjourne 18 jours, jusqu’au 19 septembre, avant de se rendre à l’île Bourbon (aujourd’hui la Réunion) où il aurait refusé de quitté sa cabine. 

À Maurice, Baudelaire est accueilli par les époux Autard de Bragard dans leurs demeures de Pamplemousse, Port-Louis, Créssonville… Il s’imprègne en compagnie de ses hôtes du mystérieux parfum exotique de ce pays chaud et bleu. Avant d’achever son voyage dans les Mascareignes, il rédige pour la femme de Monsieur Gustave Adolphe Autard de Bragard, Madame Marie Louise Antoinette Adèle née Emeline Carcenac, quelques vers en alexandrin, « À une dame créole », probablement le plus ancien sonnet du recueil des Fleurs du mal. Il repart vers Bordeaux le 4 novembre 1841, « avec la sagesse en main » croit-il, à bord de l’Alcide. Il n’a jamais revu la brune enchanteresse qui inspira son poème. Elle meurt en mer par une triste coïncidence le 22 juin 1857, la semaine où paraît l’édition originale des Fleurs, alors qu’elle faisait voile vers la France. Selon une tradition familiale, son corps fut embaumé et son cœur placé dans un coffret d’ébène incrusté d’argent. Sa tombe se trouve aujourd’hui à l’île Maurice, au cimetière de Céans, à Pamplemousse.

7 août

Ma recherche autour de l’énigmatique passage de Baudelaire à l’île Maurice me mène, dans la capitale de Port-Louis, rue Guibert, à pousser la porte d’une ancienne maison coloniale abandonnée, caractéristique des demeures d’antan avec leurs vastes portiques, leurs grands piliers, droits et majestueux, où le poète aurait séjourné chez les Autard de Bragard. En gravissant les escaliers je tombe sur un beau chat, fort, doux, et charmant, un chat mystérieux... séraphique... étrange, allongé là ainsi qu’en son appartement. Comme dans le poème, Je vois avec étonnement le feu de ses prunelles pâles, clairs fanaux, vivantes opales,qui me contemple fixement. Je grimpe jusqu’au dernier étage mais lorsque je me retourne pour redescendre je suis surpris par la présence d’un vieil homme immobile qui m’observe dans la pénombre. Il s’appelle Atchia, un sombre mendiant, l’œil fier.... Je lui parle de ma quête et il m’indique l’endroit exact où je peux trouver la stèle commémorant le séjour de Baudelaire, dans le sud de l’île, perdue dans un champ de Beaux Songes.

Je m’engage dans le chemin bourbeux, difficile d’accès, au milieu des plantations de canne à sucre. Ce lieu correspond à la propriété aujourd’hui disparue de Cressonville où Baudelaire aurait été accueilli par son hôtesse Madame Autard, la fameuse dame créole du plus ancien sonnet des Fleurs du mal. Je découvre enfin le monument caché au pied duquel il y a, comme prédit par Atchia, trois arbres, un tamarinier, un mourouque et un filao. Tout est clame, silencieux. 

 En m’apprêtant à repartir, je remarque à mes pieds quelque chose d’insolite, une petite statuette hindoue représentant trois personnages probablement sacrés, un homme et une femme debouts (ce pourrait être une des figures de Krishna) en compagnie d’un être priant, agenouillé, avec un corps d’humain et un visage de singe...

9 août

Par une journée radieuse, en décidant de prendre le chemin montagneux de Chamarel afin d’atteindre les gorges de Rivière Noire, je retrouve, incrusté dans un petit temple au bord de la route, la bizarre déité au visage animal qui était à genoux aux pieds de ses maîtres sur la statuette de Beaux Songes (sur les ruines de Cressonville). Je sais maintenant qu’il s’agit d’Hanumân, qui en sanskrit signifie “grande mâchoire”, le dieu-singe, fidèle disciple du prince Rama lui-même considéré comme une incarnation de Vishnu (l’homme debout sur la statuette). Selon la légende hindoue, Hanumân libère sa femme Sitâ retenue prisonnière dans la forêt par le roi des démons Râvana. Hanumân est ici comme un gardien, derrière lui commence la jungle où je m’aventure. Une marche assez longue au coeur d’une verdure exubérante me permet d’atteindre le sommet du mont où je contemple quelque temps le spectacle impressionnant d’une chute d’eau gigantesque. L’Histoire raconte que, du haut de ce pic, des centaines d’esclaves noirs se seraient jetés dans le vide en 1835, préférant mourir que d’être capturés par les troupes anglaises venues les chercher. 

 C’est là, à l’ombre d’un grand dais d’arbres et de palmiers, que je rencontre cette femme, une malabaraise, brune comme les nuits. Comme la Vénus noire baudelairienne, sa taille faisait ressortir son bassin... elle avait cette peau couleur d’ambre... ce teint fauve et brun.Elle m’apprend que ce jour là, à quelques kilomètres encore, au lac sacré de Grand Bassin, a lieu une cérémonie à la gloire du Dieu suprême, en l’honneur de Shiva. Ce moment, plein de chants, de fleurs, de fruits et d’encens, me rappelle mon voyage en Inde, il y a longtemps.

13 août

Il paraît qu’au jardin botanique de la ville animée de Curepipe on peut trouver une allée portant le nom, mal orthographié, du poète Charles « Beaudelaire » dont je tente de retrouver la trace, le chemin emprunté, les lieux de l’île où durant quelques jours du mois de septembre 1841 ses pas l’auraient mené… J’enquête depuis deux semaines déjà. Le Temps mange la vie. Baudelaire connaissait bien l’obscur ennemi. Souviens-toi que le Temps est un joueur avide, qui gagne sans tricher, à tout coup ! C’est la loi… Le gardien du parc me guide vers l’allée que je cherche mais, à mon grand regret, la plaque a disparu. Je longe néanmoins le sentier au bout duquel je découvre le décor idyllique d’un petit jardin d’Eden, digne d’un tableau de Poussin, où tout n’est qu’ordre et beauté, luxe calme et volupté. « Charles Baudelaire… Charles Baudelaire… » répète le gardien dont l’accent créole fait chanter ces deux mots. D’après lui, il existe aussi, non loin de là, une rue Charles Baudelaire dont la plupart des gens ignorent manifestement l’existence, dans la banlieue d’Eau coulée, au fond de la cité Malherbes, un ghetto du district. Allons voir. En effet, dans ce coin les habitants sont pauvres, marginalisés au milieu de la fange et des chiens errants. Dans une misérable ruelle, je lis « Charles Baudelaire street » sur un panneau bleu rongé par la rouille. Décidément, une stèle perdue au milieu des champs, une plaque disparue, une rue inconnue en plein bidonville… le poète maudit des Fleurs du mal se cache bien à Maurice. Dans la rue, assise au fond d’un petit jardin, je vois un de ces êtres singuliers, décrépits et charmants… les yeux perçants comme une vrille, luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit… Comme dans le poème, une petite vieille, pensive… à l’écart sur un banc, à l’heure où le soleil tombant ensanglante le ciel de blessures vermeilles. Je lui demande depuis combien de temps la rue porte ce nom. « Cela fait bien longtemps Monsieur, très longtemps… » Elle me parle dans un français impeccable de sa vie à Maurice, du passé colonial de l’ancienne Isle de France… ses ancêtres ayant vécu l’arrivée des « grands blancs » sur les côtes… l’esclavage, puis l’abolition en 1835, quelques années à peine avant la venue du poète… Elle est instruite, intelligente, connaît Baudelaire et me confirme une rumeur selon laquelle sa noble hôtesse, la belle, dignedame créole, Madame Autard de Bragard, avait une sœur de lait qui, dit-on, par delà leurs différences lui ressemblait étrangement, une malabaraise originaire de Benarès. Lorsque je quitte la petite vieille, tandis que descend le soir au manteau d’écarlate, je l’entends me dire ces mots dont le dernier m’échappe, « nul n’a le droit d’effacer… »

17 août (perdre le nord...)

Je suis sur la plus belle plage de l’île, m’enivrant de soleil, au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs… Je marche au bord du lagon turquoise, d’un bleu presque transparent. Devant moi il y a une femme de dos, gracieuse, grande et svelte en marchant comme une chasseresse, elle mène ses pieds nus dans l’eau. Le long du rivage, la brune enchanteresse fredonne tout bas de vieux airs inconnus. Elle se retourne, je vois ses grands yeux de velours noirs et reconnais la belle, digne Madame Autard de Bragard aux airs noblement maniérés, la dame créole aux charmes étranges… ignorés. Son sourire est tranquille et ses yeux… elle a l’œil pensif. Elle avance doucement dans la mer et lorsque l’eau lui arrive à la hanche elle s’immerge complètement et disparaît dans l’immensité bleue. Soudain, l’éclat du soleil d’un crêpe se voile et je m’inquiète de ne pas la voir ressurgir. Je plonge à mon tour et l’aperçois au fond de l’océan où je nage en apnée pour rejoindre son corps doux et cher. Vêtue à moitié de mousseline frêle, ses grands yeux m’observent, son teint est pâle, fantomatique, elle a beaucoup vieilli… Je remarque alors qu’elle tient entre ses mains fines un petit coffret d’ébène incrusté d’argent avec une inscription que j’arrive à lire partiellement... « Adèle Émeline »… Quel secret renferme cet écrin ? La vieille dame tente alors de prononcer quelques mots mais le son de sa voix m’est incompréhensible à travers la substance aquatique. Elle pointe son doigt en direction de quelque chose, derrière moi. Je me retourne mais ne vois rien. La dame créole a disparu. Je suis seul, il fait de plus en plus sombre, j’ai froid. Un sentiment de crainte m’envahit, je sens sa présence, quelque part, je sais qu’il est là, l’obscur ennemi, sillonnant l’onde depuis la nuit des temps, le squale immémorial et solitaire, avec sa grande mâchoire, le grand blanc… Je me réveille, suant, les moustiques rôdeurs tournent autours de moi. J’avais prévu d’aller aujourd’hui dans le nord de l’île, à Pamplemousse, mais une intuition étrange me pousse à me rendre tout au sud, au village de Bénarès.

21 août

Je déambule, dans les allées du cimetière de Bénarès situé au bord de l’océan Indien, entre les stèles mélancoliques sur la plupart desquelles on peine à lire les noms effacés, érodés, comme burinés par le temps. Que suis-je en train de chercher ? J’ai l’impression d’être en quête d’un fantôme, fuyant comme une ombre à la trace éphémère… Parmi les ruines du présent j’aimerais que rejaillisse un édifice passé, comme le somptueux château de Bénarès, où œuvrèrent maints esclaves principalement venus des Indes, et dont seules quelques pierres rappellent encore aujourd’hui, à l’esprit du promeneur solitaire, les défuntes années, la mémoire abolie. Baudelaire a disparu, et la dame créole avec lui, mais ici, dans le crépuscule du matin, l’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient. J’ai l’intime sentiment que le poète français a vécu là, dans les voluptés calmes, certes, mais qu’il a vu et découvert autre chose qu’un pays parfumé, chaud et bleu, bien plus qu’un paradis au parfum exotique où sous un clair azur tout n’est qu’amour et joie… mais quoi ? Qu’a-t-il bien pu trouver dans cette vie antérieure, quel obscur mystère, quel secret douloureux le faisait-il languir ? Cela m’intrigue et je suis convaincu qu’une solution dort quelque part, peut-être dans l’attente d’émerger, via quelque incantation occulte, du profond sommeil de l’oubli. M’arrachant à mes ténébreuses pensées, je tombe soudain sur une sépulture singulière, élégante et sobre, dont l’épitaphe abimée indique « ICI REPOSE À JAMAIS DOROTHÉE T… 1820-1870 ». C’était le prénom, paraît-il, de la sœur de lait de Madame Autard de Bragard et c’est aussi, bien sûr, comme dans le poème en prose de Baudelaire, « la belle Dorothée », que j’imagine forte et fière comme le soleil… balançant mollement son torse si mince sur ses hanches si larges… le poids de son énorme chevelure presque bleue… un air triomphant et paresseux… si prodigieusement coquette… la paresseuse Dorothée, belle et froide comme le bronze… Dans le doute, je questionne la gardienne du cimetière qui est aussi la doyenne du village. Elle semble catégorique, jamais une fille d’esclave n’aurait pu bénéficier d’une sépulture personnelle. Même affranchie, comme devait l’être Dorothée ? « Monsieur, même si l’esclavage a été aboli en 1835, pourquoi une malabaraise serait-elle enterrée comme une chrétienne ? » Je ne sais pas, peut-être a-t-elle été baptisée… « C’est qu’elle devait dominer son maître votre Dorothée », rétorque l’aïeule ironique. Qui sait, le poème dit même que le plaisir d’être admirée l’emporte chez elle sur l’orgueil de l’affranchie, et, bien qu’elle soit libre, elle marche sans souliers… Dorothée est admirée et choyée de tous… 

De retour à mon bungalow je fais une recherche sur internet et découvre en effet, dans le registre des esclaves de l’île Maurice récemment numérisé, qu’une certaine Dorothée Trouvé, née en 1820 et originaire de Bénarès, se trouvait dans le district de plaine Wilhems où existait la demeure disparue de Créssonville. Dorothée avait donc 21 ans, le même âge que sa sœur de lait la dame créole, lorsque le jeune poète de vingt ans débarqua sur l’île de 1841. Seul dans ma chambre, éclairé par la lumière plasmatique de mon écran d’ordinateur, je reste interdit devant la troublante correspondance.

À suivre...

Jérémie Bennequin
Musique : Christophe Rey

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