Un Coup de Dés Jamais n’abolira le Hasard
OMAGE
par
Jérémie Bennequin
STÉPHANE MALLARMÉ
Je développe depuis des années une démarche artistique protocolaire fondée sur le geste ambigu de l’effacement quotidien du monument littéraire proustien, À la recherche du temps perdu. Cette profanation rituelle dont l’intitulé ommage traduit l’ambivalence donne lieu à des éditions de livres d’artiste reproduisant notamment la version de chaque partie du texte minutieusement ruiné à la gomme abrasive dans un jeu d’exemplaires de la collection « Blanche ». [1] Or, suite à la parution du premier opus de mon ouvrage (Une perte de temps recherché, 2008) un éditeur de la maison Gallimard observe que le résultat des pages gommées –lambeaux de phrases et mots épars dans les miettes graphiques du récit pulvérisé– évoque l’écriture d’un certain Stéphane Mallarmé. Intrigué, je découvre alors la poésie mallarméenne, dont Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard.
Lors d’un estompage in situ (effacement d’une page en public) dans le cadre d’une exposition personnelle intitulée Des livres et des gommes Antoine Lefebvre se présente à moi et propose d’éditer mon travail. Il prépare une thèse en Arts plastiques à partir d’un projet éditorial de livres d’artistes libres de droits et accessibles gratuitement via une maison d’édition « en ligne », La Bibliothèque Fantastique. Au risque de commettre une infidélité envers Proust, me voici tenté d’assouvir mon obsession scriptoclaste à travers un voyage inédit « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! [2] » Spontanément, j’évoque l’idée d’abolir Un Coup de Dés. Reste à définir l’enjeu d’une telle entreprise et la méthode appropriée.
À chacun sa façon de disparaître, de résister au néant, on n’efface pas Proust comme on abolit Mallarmé. Réduire les tom(b)es d’un livre colossal en un vaste champ de ruines, effriter le corps d’un texte en des mo(n)ts de poussière s’applique bien à la quête introspective du souvenir, relique essentielle de mémoire et d’oubli. Perdre son temps à gommer la Recherche dans la perspective de pouvoir, à terme, le retrouver constitue la mise en abîme cohérente du contenu spirituel propre au « grand cimetière [3] » proustien dans sa destruction créatrice. Mais qu’en est-il d’Un Coup de Dés ? Le sens obscur et mystérieux de ce « minuscule tombeau [4] » échappe manifestement à toute velléité d’interprétation univoque. Ultime poème de Stéphane Mallarmé, Un Coup de Dés incarne, sinon la formule testamentaire d’un écrivain unanimement jugé difficile, du moins l’expression aboutie d’un style ésotérique contre l’obscurité duquel d’aucuns se sont indignés tandis que l’auteur des Divagations entretenait sans relâche le mystère dans les Lettres [5], attisant sur les feuilles le sombre éclat des mots. Rares sont les livres dont la lecture engage une expérience vertigineuse de soi-même, comme le solipsisme proustien ou la déréliction mallarméenne.
Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard. Titre énigmatique d’une œuvre culte de la modernité littéraire où les vers dispersés dérivent à la surface des pages, méticuleusement disposés les uns par rapport aux autres selon des espacements variés sur la blancheur étale du papier dont le silence fait résonner chaque fragment. Il est question d’un naufrage dans un univers d’ombres, d’un nombre secret, d’une plume autour d’un gouffre, d’une sirène illusoire, du néant, de l’humaine errance, entre héritage et destinée, d’un horizon d’étoiles… et d’un potentiel coup de dés. Le poème se réfléchissant suggère, dans la forme, la trajectoire heurtée du lancer stochastique et, dans le fond, les métaphores elliptiques d’une épopée mentale quant à sa propre création. « Toute Pensée émet un Coup de Dés [6] », tel serait en l’occurrence le résultat final du déroulement fatidique, lucide aveu du « prince des poètes » ayant traqué toute sa vie le démon des « circonstances éternelles », combattu les aléas des livres dénués de raison suffisante, opposant « l’intellectuelle parole » à « l’universel reportage » selon le dessein d’une œuvre absolue, nécessaire, rêvant d’un poème où « le hasard n’entame pas un vers [7] ». Utopie, car rien n’échappe à l’ironie du sort, tout au plus l’écrivain peut-il résister à l’incertitude en exerçant le pouvoir d’une écriture élective par retraits, « le hasard vaincu mot par mot [8] ». Je comprends mieux la place du vide, « significatif silence qu’il n’est pas moins beau de composer que le vers [9] », dont l’ampleur caractérise l’univers raréfié de la poétique destructrice de Mallarmé et légitime décidément l’idée de parachever son œuvre en élaguant davantage encore Un Coup de Dés.
Si l’effacement impulsif de la Recherche a spontanément débuté à coups de gomme à encre, il parait plus juste d’abolir Un Coup de Dés… à coups de dé. Imaginer, en accord avec « toute pensée » mallarméenne, un système d’abolition aléatoire où le hasard détermine fatalement la disparition progressive du poème, « en creusant le vers [10] », pour évider le récit. Le mot hasard vient de az-zahr, qui en arabe signifie « le dé ». Or, si un coup de dés jamais n’abolira le dé, le dé peut-il abolir Un Coup de Dés ? « Dans le doute du jeu suprême [11] », le défi mérite d’être relevé. Tout comme le terme ommage désigne le paradoxe d’un gommage en hommage, la notion de dé-composition suppose l’ambiguïté d’une création déconstructrice par le dé. La gomme est remplacée, soit, mais quelle serait la conséquence exacte d’un coup de dé ? Dans quelle mesure le chiffre issu du hasard abolirait-il le texte de Mallarmé ?
Il faut d’abord attribuer au résultat d’un lancé la zone du poème qu’il convient précisément d’abolir, l’unité linguistique de dé-composition. Cet atome élémentaire, serait-ce la lettre ? La particule basique du mot ? La structure plus complexe de la phrase ? Voire même « la Page : celle-ci prise pour unité comme l’est aurtepart le Vers ou la ligne parfaite [12] » ? Il existe en poésie un radical pertinent, la syllabe, dont dépend la métrique que décompose justement, « hors d’anciens calculs [13] », le « MAÎTRE » homonyme d’Un Coup de Dés. « Chaque son –syllabe est d’or [14] » lit-on d’ailleurs dans un fragment rescapé du Livre occulte de Mallarmé. C’est dire l’importance primordiale de la note dans la partition poétique. « La Poésie (…) est Musique, par excellence [15] ». D’où la dimension sacrée du vers « qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire (…) : niant, d’un trait souverain, le hasard [16] ». Abolir Un Coup de Dés sur le mode aléatoire d’une extinction sonore ? Dé-composer le poème en sa substance vibratoire –le pied.
À partir de l’unité phonétique initiale –Un– le premier coup de dé entraîne la suppression de l’une des six syllabes consécutives désignée, suivant le sens officiel de lecture « qui se fait toujours sur les deux pages à la fois, en tenant compte simplement de la descente ordinaire des lignes [17] », par le numéro inscrit sur la face supérieure du petit cube à l’arrêt. Éradication originaire, immédiatement visualisable grâce au medium informatique via l’ablation virtuelle des signes typographiques du poème numérisé, dont procède, en partant de l’entité qui succède à l’espace laissé vacant, un second lancer auquel doit correspondre selon le principe indiqué un nouvel évidement syllabique. Et ainsi de suite, au gré d’un parcours ponctué d’éclipses jusqu’à la fin du poème, « le tout sans nouveauté qu’un espacement de lecture. Les “blancs“, en effet, (…) comme silence alentour [18] ». Aussi ce processus n’engage-t-il pas qu’un seul coup de dés mais maints coups d’un seul dé. Histoire de tenter l’improbable… une impeccable consécution d’as permettrait d’abolir intégralement et d’une traite l’ensemble du chant poétique.
Nous programmons notre dé-composition mallarméenne à l’espace Immanence le 23 octobre 2009 à l’occasion du lancement de La Bibliothèque Fantastique. Incarnant le Hasard, je jette le dé sur une petite piste adaptée tandis que mon éditeur associé fait disparaître en temps réel les syllabes destinées au sein d’une mise en page équivalente du texte sur un écran d’ordinateur. Un enchaînement de chiffres et bien des lettres expirent en moult échos psalmodiés. La parfaite avalanche de « un » ne se produit pas et notre événement passe quasi inaperçu au milieu d’une foule de visiteurs indécis quant au fait de savoir s’il s’agit bien là de la « performance » annoncée, vaguement perplexes devant le côté insolite et discret de l’exécution capitale en train de se jouer. Notre représentation s’achève avec la parution in situ de quelques exemplaires imprimés, ni numérotés ni signés, du livre partiellement dé-composé.
Quelques mois plus tard, nous réitérons l’expérience à la librairie du Palais de Tokyo en prenant la décision cruciale de poursuivre notre tâche à partir de la version diminuée de la dé-composition précédente. Cela nous permet d’entrevoir in fine l’horizon du néant et d’augmenter infailliblement la probabilité du vide à travers la perspective d’une progression épisodique vers le silence et le blanc en un jeu séquentiel d’épuisement vocal et visuel constitué d’une succession d’étapes cumulatives dont résulte une série d’éditions complémentaires respectivement sous-titrées « dé-composition 1. » suivi du numéro de la séquence auquel l’opuscule correspond. [19] Un livret de dé-composition 1.0 contient la version du poème intégral introduit d’une « observation relative » livrant les règles du jeu, à quoi se substitue dans les numéros suivants (1.1, 1.2, 1.3…), sous la forme d’une suite abstraite de points noirs typiquement regroupés, la « combinaison relative » à chaque séance –notion rapidement privilégiée pour son caractère mallarméen– de dé-composition.
Au fil des séances, le dispositif se perfectionne, devenant assez sophistiqué, comme lors de la visio-performance de notre « télé-dé-composition 1.7 » du 4 avril 2012 où, en présence d’un public parfaitement attentif, je lance le dé à la librairie Mazarine de Paris pendant qu’Antoine Lefebvre éradique depuis New-York les syllabes sur un écran vidéo-projeté. Le lancement du livre a lieu simultanément de part et d’autre de l’Atlantique, opération réussie. Inspiré par certains écrits de feu Mallarmé je deviens plus scrupuleux quant aux conditions des séances ayant lieu dans des espaces publics ou privés constituant le théâtre éphémère d’une pièce équivoque pour donner lieu aux volumes du livre. [20] Un nombre dorénavant précis de « témoins » assistent au cérémonial du dé, un rien spectaculaire à force que le poème s’amenuise, entraînant l’inexorable réduction du nombre de lancers… Jusqu’à la dernière séance 1.18, le 18 octobre 2013 dans l’atelier Rouart où vécut l’artiste Berthe Morizot, amie de Mallarmé. L’aventure s’achève en deux jets. Demeurent quatre syllabes ayant résisté aux coups du sort dans les feuilles redevenues vierges du dernier livret, c’est moins que le nombre de facettes du dé. Dans ce cas, il était prévu qu’une ultime constellation serait préservée.
L’ensemble des exemplaires dont les colophons respectifs mentionnent les coordonnées de leur séance de dé-composition existe désormais dans un coffret autoédité sur lequel on peut lire ce mot étrange, « OMAGE », en écho à ma recherche d’effacement et à l’« IMAGE » d’Un Coup de Dés que l’artiste Marcel Broodthaers substitua en 1969 au « POÈME » de Mallarmé. [21]