Audrey Dauxais, L’art et la lettre, Paris, Citadelles et Mazenod, 2022.
Jan Baetens, Illustrer Proust, Histoire d’un défi, Les Impressions Nouvelles, 2022.
Annette Gilbert, Reprint, Apprpriation (&) Litterature, Luxbooks, 2014.
Jean-Paul et Paphaël Enthoven, Le Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, Paris, Grasset, 2013.
De l’appropriation artistique d’œuvres littéraires dans le livre d’artiste :
entre destruction et incorporation
Appropriations d’œuvres littéraires par effacement d’un livre
(…)
Jérémie Bennequin a pour outil désuet la gomme à encre qu’on utilisait à l’école. Il gomme les livres imprimés, selon un protocole précisément établi. Il choisit soigneusement ses auteurs, dont il connaît très bien l’œuvre, ce qui lui permet d’accompagner ses travaux de gommages de réflexions subtiles sur le livre source et de commentaires éclairants sur sa manière de le traiter. Il nomme ses travaux de gommage, qui sont aussi des hommages aux textes choisis, « Ommage ». Il est tout à fait conscient du paradoxe qui consiste à célébrer un texte en le faisant disparaître.
Lui aussi s’est d’abord intéressé à Un coup de dés de Mallarmé : et puisque « un coup de dés jamais n’abolira le hasard », il a pris au mot le titre du poème et décidé de procéder à l’effacement partiel du poème de Mallarmé dans sa mise en page originale, en lançant les dés, lors de performances publiques. Le coup de dés décide du choix de la syllabe à effacer (à la gomme ou sur l’écran de l’ordinateur). La syllabe, pas le mot, car la syllabe est l’unité minimale (le « pied ») du texte poétique. L’effacement progresse donc de coup de dés en coup de dés, jusqu’à la fin du texte, créant des vides dans le vers de Mallarmé. On pourrait objecter à Bennequin qu’il ruine la construction du poème alors que Mallarmé aspirait à ce qu’elle fût totalement nécessaire ; mais, d’un autre côté, en effaçant, il est fidèle à la poétique négative du poète, à sa thématique du silence et du blanc, ainsi qu’à sa conception d’une création par élimination : « Je n’ai créé mon œuvre que par élimination. […] La Destruction fut ma Béatrice [1]. » Bennequin a publié les résultats de ses gommages mallarméens dans plusieurs petits livres [2] : les premiers sont accompagnés d’un texte explicatif du travail, qui est aussi une méditation informée sur la poésie de Mallarmé ; les derniers sont introduits par le tableau récapitulatif des coups de dés successifs.
Le projet le plus ambitieux à ce jour de Bennequin est son travail en cours sur le chef d’œuvre de Proust, À la recherche du temps perdu. Bennequin a entrepris d’effacer à la gomme les trois mille pages de l’édition du livre dans la « Collection blanche » chez Gallimard, à raison d’une page par jour (on peut suivre la progression du travail et voir la page du jour sur son blog). Il insiste sur l’importance de l’aspect rituel, obsessionnel, répétitif et contraignant de cette opération manuelle. Il associe à « la recherche du temps perdu » de l’écrivain sa propre perte de temps. Les mots sont effacés suivant, dit-il, des « choix spontanés [3] » : des mots restent lisibles, restes d’un texte dont les traces conservent la structure des lignes imprimées sur la page. Une fois qu’il a fini de gommer un volume, il l’édite en fac-similé, sous son nom qui remplace celui de Proust. Chaque volume est accompagné d’une autre volume de l’artiste sur le travail réalisé, également imprimé sous la couverture de Gallimard, avec un titre approprié à son contenu. Les deux premiers [4] sont des commentaires, le troisième est un flipbook [5] de photographies montrant le travail du gommage d’une page, de haut en bas. Les deux volumes sont chaque fois réunis par une bande de papier rouge (rouge Gallimard, bien sûr).
La première fois (Ommage I : Une perte de temps recherché [6]), le volume de commentaire est un assez long texte où l’artiste présente le sens de son travail pour « ruiner » (c’est son mot) le texte de Proust. Il s’y réclame d’« une réflexion active sur la notion, ô combien actuelle, d’emploi du temps ». Il justifie le choix nostalgique de la gomme comme outil artisanal et la parenté de son entreprise avec celle de Proust (« ne faut-il pas perdre son temps pour pouvoir, un jour peut-être, le retrouver ? »). Surtout, il s’explique sur l’hommage paradoxal qu’est ce travail de destruction, qu’il appelle un « sacrifice scrupuleux ». Il faut comprendre ce mot de sacrifice dans son sens premier : une offrande rituelle caractérisée par la destruction de la victime, par là même consacrée. Dans le même registre religieux, il garde les déchets du gommage des livres, qu’il appelle des « reliques ».
Le quatrième volume, paru en 2011, gomme celui que Proust a intitulé « Noms de pays : le nom », livre, selon l’artiste, potentiellement sonore puisqu’il porte sur le nom des villages. C’est pourquoi il est cette fois accompagné d’un coffret de huit CD, qui sont l’enregistrement (une plage par double page) de gommage du livre. Ce coffret, intitulé « Variation à la gomme » et sous-titré : « Noms de pays : le son », est également présenté comme un livre sous la maquette de Gallimard [7]. Puisqu’il est question du son, et que Bennequin choisit ses mots avec soin, on peut sans doute donner au mot « variation » son sens musical, c’est-à-dire : modification et développement d’un thème donné, en l’occurrence dans le titre même du livre de Proust. Pour Bennequin, néanmoins, ces CD ne sont pas faits pour être écoutés, mais, précise-t-il, « ce coffret contient une durée, absente, presque niée par le passage rapide en flipbook de l’ommage précédent [8]. »
Pour répondre à l’objection du caractère destructeur d’un tel travail, Bennequin remarque qu’en réalité, ce n’est pas l’œuvre qui est détruite, mais seulement un livre imprimé. Incontestablement. Cependant, gommer un texte est aller plus loin que détruire un exemplaire parmi de nombreux autres : c’est s’attaquer au texte même pour l’effacer. Or, l’on peut considérer que l’œuvre d’un écrivain est tout entière présente dans chacun des exemplaires de son livre.
Dans le même ordre d’idées concernant l’unicité de l’œuvre à travers la multiplicité de ses exemplaires, Bennequin commente l’ambiguïté de son travail qui « revient exactement à transformer une simple réplique [un des nombreux exemplaires du livre de Proust dans l’édition Gallimard] en une relique singulière [l’exemplaire gommé] [9] », qui va ensuite être à son tour reproduite, éditée, donc à nouveau multipliée. C’est ce qu’a fait avant lui Tom Phillips, en retraitant à la main chaque page d’un exemplaire de A Human Document, pour réaliser A Humument, livre édité ensuite en édition non limitée, et même réédité deux fois sous une version chaque fois « revue » (1987, 1997) : ce livre est, pour Jérôme Bennequin, un livre clef. C’est dans le même esprit qu’il vient de rassembler les quatre « opus », autoédités en cinquante ou cent exemplaires, de son gommage des quatre volumes composant Du côté de chez Swann, en une édition cette fois non limitée [10].
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La question que nous n’avons pas posée dans ce texte, et qui réclamerait un traitement particulier, est celle-ci : pourquoi, dans les pratiques appropriationnistes qui caractérisent l’art d’aujourd’hui, la part de la littérature est-elle, du moins dans les livres d’artistes, devenue si importante ? D’où vient cet intérêt, grandissant semble-t-il chez les plus jeunes, pourtant censés lire moins que leurs aînés, pour les textes littéraires ? Mais cet intérêt est-il tourné vers les textes ou vers les livres ? Quand ils travaillent à partir du livre imprimé, n’est-ce pas l’aura du livre de littérature comme objet culturel éminent, signé d’un nom d’écrivain illustre et édité par certaines maisons elles-mêmes auréolées d’un grand prestige (Gallimard et Les Éditions de Minuit dans nos derniers exemples) qui est en cause, autant que l’aura du texte lui-même (dont Tom Phillips, par exemple, ne tient pas compte, choisissant au contraire de transfigurer un texte sans intérêt) ?
Il reste ce paradoxe fécond : transformées par les artistes qui, d’une manière ou d’une autre, les font disparaître ou les rendent illisibles, ces œuvres de l’esprit que sont les textes littéraires, censées s’adresser à l’œil intellectuel qui lit, gagnent, par leur effacement même, un corps visible et sensible qui met en évidence ce que la plupart du temps la littérature néglige : d’une part, le texte n’existe pas sans son inscription matérielle dans un livre (ce qui reste quand on a effacé tout ou partie du texte) ; d’autre part, la lecture est aussi une activité physique (des mains, mais aussi de la voix et du souffle). C’est dire, plus généralement, que le vaste phénomène de l’appropriation artistique n’est pas homogène et qu’il ne peut, sans simplification, être affilié, comme souvent, à la seule perspective formaliste d’un exercice purement conceptuel.
Anne Mœglin-Delcroix (in Annette Gilbert (ed.), Wiederaufgelegt. Zur Appropriation von Texten und Büchern in Büchern, Bielefeld : transcript, 2012, p. 233-264).