Observations relatives à la dé-composition du poème "Un Coup de Dés Jamais n’abolira le Hasard"

Un Coup de Dés jamais n’abolira Le Hasard

OMAGE

Par

JÉRÉMIE BENNEQUIN

Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard. La petite phrase s’élance puis se fractionne. Lambeaux dans les pages, son corps divisé scande le Poème qui, dérivant à l’horizon du terme fatidique, vacille, échouant dans sa chute sur l’idée principale, « Toute Pensée émet un Coup de Dés [1] ». Aveu considérable de qui fut en quête d’une Poésie où « le hasard n’entame pas un vers [2] ». Rêve qu’exhausse l’ultime Coup de Dés dont les vers rongent la feuille, quasiment vierge, sillonnant « le vide papier que la blancheur défend [3] ». En lui point d’aléas. « Le hasard vaincu mot par mot [4] », livré dans les retranchements d’une écriture par destruction, Béatrice du poète. À dissiper des mots « l’ombre éparse en noirs caractères [5] », « indéfectiblement le blanc revient (…) pour conclure que rien au delà et authentiquer le silence [6] ». Résulte le poème en décomposition, ruine sur l’anéantissement du reste –vestige– après quoi le Néant. Nul n’échappe aux coups du sort. Pas même Un Coup de dés, coup de génie suggérant l’errance dilatée de sa propre aventure. Un Coup de Dés n’abolit pas le hasard, il l’anoblit.

Or, le hasard peut-il abolir Un Coup de Dés  ? Parachever l’œuvre du destin, rendre au hasard ce qui lui appartient. À condition, certes, de remettre « cet unanime blanc conflit [7] » sur le tapis. Comment ? « En creusant le vers [8] », on évide le récit. Artiste à la gomme, je ne suis pas mal armé pour effacer Un Coup de Dés. Comme d’un grand cimetière je profane rituellement les tomes, de l’âme s’étant décrite en “poète au marteau” je pillerai volontiers le « minuscule tombeau [9] ». Omage au monument, « la littérature ici subit une exquise crise, fondamentale [10] ». Sur l’autel du sacrifice, « Une dentelle s’abolit / Dans le doute du Jeu suprême [11] » aux règles rigoureuses que voici. D’abord, le choix des armes. Pour la fortune, la pièce de monnaie ? « Le numéraire, engin terrible de précision –présente, face une figure sereine et, pile, le chiffre brutal universel [12] ». Pile ou face ? Pile, le vers est sauf, et face… Mieux : abolir Un Coup de Dés à coups de dé. CQFD. En accord avec l’étymologie du mot hasard, az-zahr qui en arabe signifie « le dé », la tautologie de l’épitaphe se dévoile : un coup de dés jamais n’abolira le dé. Quand il tombe à l’arrêt –éclipse du hasard– l’incertitude disparaît.

Ensuite, question cruciale, comment définir au juste, dans le détail, la cible de chaque coup ? Quelle serait la particule élémentaire d’Un Coup de Dés  ? Le mot ? Radical princier auquel « le poète cède (…) l’initiative [13] ». La lettre ? Atome indivisible. Sachant que l’alphabet du poète correspondrait à « l’orthographe, des antiques grimoires », dépourvu de J et de V, « avec ses vingt-quatre signes, cette littérature exactement dénommée les Lettres [14] », tandis qu’il use en vérité des vingt-six caractères du classique abécédaire. Cependant, dans sa préface au Coup de dés de la première édition Cosmopolis l’auteur n’évoque-t-il pas « la Page [en fait, la Double page] : celle-ci prise pour unité comme l’est autrepart le Vers ou la ligne parfaite [15] » ? Alors, comment décomposer le poème ? Au mot ? À la lettre ? À mesure d’« une ligne par page à emplacement gradué [16] » ? Maintenant, écoutez Charles Baudelaire : « il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard [17] ». Ce qu’il serait sacrilège de soumettre au sort, c’est le son. « Chaque syllabe est d’or [18] », lit-on d’ailleurs dans un fragment rescapé du Livre. Telle est la molécule, sonore, de la partition poético-musicale d’Un Coup de Dés. Ce timbre sacré de la langue lui donne sa force évocatoire, éveille chez le « lecteur habile [19] » un désir d’incantation. Que ne puis-je en effet lire ce poème sans le dire à haute voix ou, plus exactement, tout bas, comme un psaume murmuré pour soi. « La Poésie (…) est Musique, par excellence [20] », pour qui du moins sait l’entendre –l’éteindre ?– à tout hasard, en jouant ses syllabes au dé. Atteindre Un Coup de Dés en sa substance vibratoire –le pied.

Concrètement, à partir de la note initiale –Un– le premier lancer détermine, au sein d’une succession liminaire de six sonorités, l’extinction tonale –simultanément visualisable par la suppression virtuelle des signes typographiques coïncidant à même la page vidéo projetée– de la syllabe qui correspond, dans l’ordre conventionnel de la diction, au nombre issu du premier jet. Un chiffre et le mètre expire en un écho, discret. Disparition originaire désignant, en négatif, par une absence ou « inanité sonore », la prochaine syllabe, laquelle succède désormais à l’endroit laissé vacant. Nouvelle entité partant de laquelle un second lancer aura lieu dont résultera, selon le principe indiqué, une autre ablation substantielle. Et ainsi de suite, vers l’inaudible, suivant une progression aléatoire au sein du texte, « le tout sans nouveauté qu’un espacement de lecture. Les “blancs”, en effet, (…) comme silence alentour [21] ».

À moins qu’une impeccable consécution d’as –la présence hic et nunc d’un public faisant foi– n’anéantisse d’une traite, en l’improbable avalanche, l’ensemble du chant poétique, l’abolition du poème devrait logiquement nécessiter un certain nombre de reprises, en divers lieux –sans quoi rien n’aurait lieu– et laps de temps. Toute représentation, ou séance –sanctionnée in situ par l’impression immédiate de livrets du poème en état de décomposition avancé– se jouera à partir de la version précédemment décomposée, augmentant chaque fois la probabilité du vide, jusqu’à la disparition intégrale –excepté peut-être une constellation d’au plus cinq syllabes survivantes, nombre inférieur aux six facettes du dé– dans un ultime volume ponctuant une première série de X opus, respectivement intitulés Dé-composition 1.x (le numéro 1.0 reprenant le texte original introduit de la présente observation), à terme réunis dans un coffret : résistance d’Un Coup de Dés à l’épreuve du hasard où les vers, auxquels assurément nous aurons touché, vérifieront de concert la petite phrase augurale du compositeur dont j’observe le Mystère en invoquant son œuvre sans le nommer. Le hasard jamais n’abolira Un Coup de Dés.

Notes

[1Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, 1897, Paris, Gallimard, Pléiade, I, 1998, p. 387.

[2Lettre à François Coppée, décembre 1866, Correspondances, I, Paris, Gallimard, 1987, p. 234.

[3« Brise marine », Pléiade, I, op. cit., p. 122.

[4« Le Mystère dans les lettres », Divagations, Paris, Gallimard, Pléiade, II, 2003, p. 234.

[5« Quant au livre », Divagations, op. cit., p. 225.

[6Ibid.

[7Poésies, Pléiade, I, op. cit., p. 42.

[8Lettre à Henri Cazalis, avril 1866, Correspondances, op. cit., p. 207, 208.

[9« Quant au livre », op. cit., p. 224.

[10« Crise de vers », Divagations, op. cit., p. 204.

[11Poésies, op. cit., p. 42.

[12Divagations, op. cit.

[13« Notes en vue du Livre », Pléiade, I, op. cit.

[14« La Musique et les Lettres », Pléiade, II, op. cit., p. 55.

[15Un Coup de Dés…, op. cit., p. 391.

[16« Quant au livre », op. cit., p. 227.

[17Charles Baudelaire, « Théophile Gautier », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, p. 117.

[18« Notes en vue du Livre », op. cit., p. 549-625.

[19Un Coup de Dés…, op. cit., p. 391.

[20« Quant au livre », op. cit., p. 226.

[21Ibid.

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