Des Mo(n)ts et des Tom(b)es

DES MONTS ET DES TOMBES

À partir de quel moment fait-on de l’art indiffèrent ?
À partir du moment où l’on est moins artiste,
où la nécessité du faire ne plonge ses racines que dans le souvenir.

MARCEL BROODTHAERS

Les mots d’un livre, À la recherche du temps perdu, s’effacent à coups de gomme, à mesure d’une page par jour depuis bientôt dix ans. Dans les tomes de la collection blanche, le texte pâlit, tel un corps évanescent, enseveli. Lentement, l’impression s’estompe, comme un souvenir.

Estomper signifie adoucir, voiler, fondre une forme dans le vague d’une ombre légère. C’est un terme que les dessinateurs connaissent bien, à l’origine une technique de fusain pour atténuer le contour d’une figure, laquelle continue néanmoins de transparaître, imprécise, vaporeuse, devinée. En l’occurrence, l’estompage d’un livre réclame un geste tendre et minutieux, le respect du texte endommagé. Célébration profanatoire, d’où le titre générique de cette absurde entreprise : ommage.

Démarche protocolaire, obsessionnelle, l’effacement de Proust a pourtant commencé de façon impulsive, insensée, comme une nécessité intérieure un peu pathologique suite à une lecture passionnée de la Recherche. Chose remarquable, ce gommage a débuté par la fin du dernier tome, depuis la chute du Temps retrouvé, parcourant durant des mois le volume à rebours avant de reprendre un beau jour par le début du premier livre, Du côté de chez Swann... L’exercice devenu quotidien du gommage –activité rigoureuse, ascèse ou rituel matinal– relève d’une pratique iconoclaste, ou plutôt scriptoclaste. Dans l’idéal, seule l’encre noire devrait s’épuiser sous le passage abrasif du côté bleu de la gomme à encre. Mais, fonctionnant tel une pierre-ponce, l’outil fragilise aussi le papier qui, selon la qualité, résiste plus ou moins aux érosives caresses dont l’incessant va-et-vient blesse la feuille.


« Gestuelle du gommage », dessins de la série Manuel, 2013.

Douée d’ubiquité, l’existence d’un texte ne se réduit pas à l’intégrité physique des multiples volumes matériels où la pensée de l’auteur s’incarne. Paradoxalement, chaque exemplaire d’une édition contient l’œuvre en substance. Aussi, la mise en péril d’une série d’ouvrages, sans valeur d’unicité ni même de rareté, ne saurait-elle anéantir le contenu spirituel de l’écrit littéraire. Et pourtant, le gommage du texte porte atteinte à l’œuvre toute entière… Un sacrifice a lieu, symbolique et concret. D’un côté, don de soi-même –temps perdu à gommer– engagement à long terme, scrupuleux mais selon un programme moins radical que le processus mortifère de Roman Opalka, 1965-. D’un autre côté, outrage à l’œuvre du maître qui est désintégrée. Appropriation par tabula rasa, comme lorsque Rauchenberg gomme un dessin de De-Kooning en 1953, à la différence essentielle que l’artiste américain efface un original tandis que l’écriture de Proust gommée concerne l’effacement d’un livre ordinaire. Simple reproduction métamorphosée en œuvre unique, tome méticuleusement abîmé à partir duquel une nouvelle série d’ouvrages est tirée –ommage à la Recherche– édition des chapitres gommés. Sur le mode du readymade duchampien, la copie précède l’original, le volume effacé, ce « livre-objet » dont procède ensuite un ensemble de répliques singulières, « livres d’artiste » à tirage plus ou moins limité. Car chaque nouvel opus est l’occasion d’une production complémentaire –essai littéraire, série d’images photographiques, enregistrement sonore, dessins…– réalisations solidaires de la parution du texte dans sa version estompée.

Les reprographies des pages effacées n’ont pas l’aspect diaphane des estompages originaux dont le côté palimpseste échappe à la reproductibilité. Sur ces images, le rendu contrasté des fragments typographiques évoque plutôt un champ de ruine. Mise en abyme du monument proustien, lieu de mémoire où chaque souvenir, éclat surgi d’un monde oublié, fait résonner l’édifice fantôme. Rescapés du dommage, pans textuels, bribes de phrases et mots isolés forment les vestiges littéraires d’une architecture pulvérisée. Libérés de l’enlisement syntaxique, les signes demeurant lisibles dans les décombres gagnent en visibilité. Les traces de l’effacement découvrent un corps sensible du texte. Rencontre dialectique entre langage et image qui révèle le caractère fondamentalement plastique de l’écrit.

Estompage, détail, 2010.

Vouloir consciemment créer une sorte de poème à travers le champ ruiné de la page proustienne serait une erreur. Mais, sans être prédéfinie, la permanence des mots épargnés ne saurait être aléatoire, leur élection dépend de choix spontanés. Durant le gommage, qui agit suivant le sens de la lecture et le fil du récit, les mots font l’objet de rencontres fortuites et leur manière de résonner hic et nunc dans l’esprit du gommeur détermine leur degré de résistance ou d’anéantissement. Mélange de hasard et de subjectivité dont le concept de « désécriture automatique » traduit assez bien l’idée. Contrairement au système de composition poético-picturale qui semble a priori prévaloir chez Tom Phillips dans son travail de réappropriation artistique d’un ouvrage littéraire (A Humument, 1966), l’écriture impulsive par suppression issue du gommage de la Recherche constitue plutôt l’empreinte réitérée d’un acte de présence. Reflet d’états d’âme, circonstanciels et transitoires. Or, au fil des pages et du temps, le sens des mots qui survivent à l’érosion tend à s’abstraire du moule de la narration proustienne pour traduire une réflexion de l’effacement sur lui-même.

À chacun sa façon de disparaître, de résister au néant. Désormais, Mallarmé aussi se décompose. En accord avec le texte lui-même, Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, la partition poétique s’éteint littérairement au cours de séances publiques de Dé-composition où le hasard d’une succession de lancés de dé détermine l’abolition progressive de la musique mallarméènne, syllabe après syllabe, radical sonore du poème. Extinction numérique, car l’effacement est virtuel, informatisé. Toute séance se joue à partir de la version du texte précédemment dé-composée et se termine par le tirage et la publication in situ, aux éditions de la Bibliothèque Fantastique, d’un texte toujours plus évidé. En 1969, Marcel Broodthaers avait fait disparaître Un coup de Dés en substituant des bandes noires aux vers de Mallarmé, remplaçant subtilement le sous-titre poème par le mot image, d’où ce terme en frontispice des éditions dé-composées : omage.

L’art du gommage scriptoclaste se retrouve dans les traces de son action –vaste champ de ruines ou constellations. Autour d’un geste minimal, habituel, plongeant ses racines dans l’obscurité d’une impulsion absurde, se développe une démarche conceptuelle et plastique ouverte, variée, puisant dans les Lettres son matériau privilégié. Travail ambigu de la destruction créatrice dont témoignent enfin, soigneusement préservés, silencieux et indifférents comme les reliques sacrées d’un culte funéraire, quelques Tombes mélancoliques et des Monts de poussière.

Jérémie Bennequin


Mont, 2008-

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